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Tunisie: Hommage posthume à Taïeb Louhichi

-Le cinéaste tunisien est décédé le 21 février.

Nadia Chahed  | 24.02.2018 - Mıse À Jour : 25.02.2018
Tunisie: Hommage posthume à Taïeb Louhichi

Tunis


AA/Tunis/Slah Grichi

Il arrive parfois qu'on ne réagisse pas immédiatement à un malheur, fût-il aussi naturel et attendu qu'une mort qui survient au terme de douze ans passés sur une chaise roulante, suite à un accident de la route.

Point parce qu'on ne le réalise pas ou qu'on ne l'assimile pas, mais quelque chose se fige de l'intérieur, empêche les larmes de couler, la douleur d'émerger...le deuil libératoire de s'installer. Et il est difficile de faire le deuil de Taïeb Louhichi... Difficile de repartir, comme nous le faisons tous après la disparition d'êtres chers, sur les sentiers de la vie en sachant qu'il ne sera plus là pour les animer de son extrême sensibilité, les éclairer de son regard d'enfant qui paraît briller toujours d'étonnement mais qui scrute paradoxalement si profondément les choses.

Oui. Le présent s'impose quand on parle de Louhichi. Il n'est nullement anachronique, car il est le présent de vérité qui dure et qui défie les temps. Et quoi de plus juste que de reconnaître à cet homme particulier qu'à travers ses oeuvres qui reflètent tant sa nature, il est et sera toujours parmi nous, en dépit de sa dépouille qui repose un mètre sous terre.

L'appel des étendues

Certes, ce maudit accident de 2006 sur une route des Emirats Arabes Unis où il devait présider le jury d'un festival de cinéma, a fini par le marquer physiquement. Il a raréfié et grisonné ses cheveux qu'il avait touffus et noirs; ceux d'un adolescent qui narguait ses cinquante ans passés, tant il il ne les paraissait pas.

Il a également creusé les traits de sa bouille d'éternel enfant et altéré la constance de la brillance de ses yeux. Pouvait-il en être autrement quand on a perdu l'usage de ses membres, qu'on est cloué sur une chaise à deux roues, alors qu'on a passé sa vie à sillonner la terre, avec une prédilection pour les étendues?

En effet, il ne considérait Paris ou La Marsa (banlieue nord de Tunis) où il vivait, que comme des pieds à terre, des escales nécessaires entre deux chevauchées -parfois davantage- à travers les nombreuses contrées du monde qu'il a visitées, ne serait-ce que pour les innombrables festivals auxquels il a pris part.

Mais l'enfant de Mareth (sud-est tunisien, entre Gabès et Matmata) où il est né un certain 16 juin 1948, a toujours préféré les horizons ouverts, où le regard part et se perd dans l'immensité de l'infini que les montagnes embellissent sans obstruer.

Il portait en lui les steppes, le désert, les régions montagnardes synonymes de liberté, d'identité et de retour aux sources. C'est pourquoi Taïeb Louhichi, ce Docteur ès-Lettres et Sociologie, a porté sur les grands écrans ces décors auxquels il n'a jamais cessé d'être attaché, et ce dès ses premiers courts métrages dont "Mon village...un village parmi tant d'autre" qui lui a valu le Tanit d'Or aux Journées cinématographiques de Carthage (JCC) 1972.

En les transposant, il nous raconte tout en finesse des histoires, pose des problématiques sans cors ni cris, dévoile des personnages qu'on regardait autrement et met à nu des richesses insoupçonnés. Loin des films "cartes postales" dont la beauté du Sud est souvent le prétexte.

Il confirmera cet attachement, mais aussi son extrême sensibilité et la profondeur de son regard, dans son premier long métrage (1982) "L'ombre de la terre", un merveilleux poème cinématographique qui, primé à Ouagadougou et à la Semaine de la critique, installera tout de suite son auteur-réalisateur comme un cinéaste à suivre de près.

Après ce drame d'une famille nomade en perte de repères et confrontée aux affres de la modernité avec l'exil et la sédentarisation imposée de fait par l'administration et l'état civil, Louhichi enchaîne en 1989 avec une touchante histoire d'amour ("Leïla ma raison"), encore une fois installée "à l'air libre".

Suivront "Noces de lune" en 1998 avec la jeunesse, leur propre sens des valeurs, de l'amitié et de but à donner à la vie (sélectionné à la Mostra de Venise et primé dans différents festivals), puis "La danse du vent" en 2003, une profonde interrogation auto-introspective sur ses origines, le début et la finalité des choses, de ce qu'on fait... Prémonitoire ? Sans forcer la conformité, nous dirions oui! Ce fut sa dernière fiction (le cinéaste a réalisé durant sa carrière plusieurs documentaire et des films de commande pour des institutions comme la Ligue Arabe, l'INA, l'UNESCO..) qu'il tourna sur ses jambes...

Rien ne s'arrête...

L'accident l'a altéré physiquement certes, mais n'a rien modifié de sa personnalité ni de sa nature. Tout au plus, un certain fatalisme à peine perceptible et qui ne lui était pas coutumier, s'est il installé. Sa gentillesse, ses attentions, ses centres d'intérêt et, surtout, son amour pour la caméra et pour les histoires qu'elle lui permet de raconter, sont restés les mêmes. Cet amour a peut être même été boosté par son handicap qu'il a su défier et conjurer ainsi le sort qui l'a scotché à un fauteuil roulant.

"Rien ne s'arrête pour moi", déclarera-t-il, à un journal de la place, dans sa demeure de la Marsa, transformée en plateau, pour les besoins de son vrai dernier film présenté aux dernières JCC, "Le murmure de l'eau" (titre également prémonitoire?), un aller-retour entre le réel et l'imaginaire, à travers le rêve d'un compositeur de monter un projet abandonné 25 ans plus tôt, celui de l'Opéra "Didon et Enée" de Purcell.

Bien avant et après de longs soins ailleurs et ici qui lui ont certainement sauvé des choses mais pas les membres, Louhichi suivra de son fauteuil les signes précurseurs de l'éviction de Ben Ali et les événements qui ont entouré le 14 janvier 2011.

Cinéaste et témoin de son époque, il sort la même année "Les gens de l'étincelle", un documentaire consacré aux protagonistes du soulèvement populaire, communément appelé ou considéré comme une révolution. Entre ces deux productions, notre cinéaste, plus actif que jamais, a tourné en fin socio-psychologue "L'enfant du soleil" (2013), un film sur les carences affectives, le besoin de reconnaissance, la recherche de l'identité et de l'espoir pour les jeunes. Une histoire hautement humanisée sur tout bonnement la vie. La vie à laquelle Taïeb n'a jamais tourné le dos.

Une trempe qui ne court pas les rues. Un homme et un artiste qui ne s'oublient pas.

Adieu père Courage.

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